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Site du journal "L'humanité"
Entretien avec
Enki Bilal
02 Octobre 1998
réalisé par Jean-Luc Lantenois

 

 

L'humanité : Six ans d'absence marquent le monde de la bande dessinée lorsqu'il s'agit de celles d'un créateur tel que Enki Bilal. En 1992, il concluait avec 'Froid Equateur' sa trilogie 'Nikopol', oeuvre non autobiographique mais où tout le ramenait à lui. Il nous confiait alors, en pleine guerre yougoslave, en conclusion de notre entretien: 'Mon père est bosniaque, ma mère est tchécoslovaque et je suis né à Belgrade... Je suis né yougoslave.

Six ans ont passé, et la blessure est toujours présente chez Bilal qui la 'soigne' (peut-être) dans 'le Sommeil du monstre'. Ce livre, pourrait être, non pas le plus personnel, mais celui qui offre le mieux au lecteur les clefs de son oeuvre graphique et écrite. Premier titre d'une trilogie, il commence par le souvenir d'un homme, Nike, qui remonte à ses dix-huit premiers jours de vie. Avec deux autres nourrissons, Amir et Leyla, il se trouve à Sarajevo, sous les bombes, dans l'odeur du sang et le bombardement d'une mouche noire qui attend la mort.

Frères et soeur, non par le sang, mais par la terreur commune, vont se retrouver dans cette histoire d'un futur effrayant où s'agite une organisation obscurantiste, mélange d'Opus Dei, de Frères musulmans, de sectes, qui veut régenter le monde. Villes dévastées, expériences génétiques dangereuses, armes effroyables sont au menu, mais chez Bilal il y a toujours un signe, un dessin, une phrase où l'espoir est (serait) toujours présent: amour, ascenseur vers les étoiles.

D'album en album, on assiste à une déstructuration, à une dilution graphique jusqu'à utiliser des taches de couleur comme élément principal. N'y a-t-il pas un risque d'éclatement dans la structure de votre récit ?


Enki Bilal : Le dessin au trait ne m'intéresse plus. J'essaie de trouver plus d'énergie en allant directement au but. Lorsque je me concentre sur le trait, j'ai peur de perdre de la vitalité dans mon récit. C'est aussi un résultat d'un changement physique devant ma table à dessin. Je dessine dorénavant debout. Lorsque j'étais assis, il n'y avait que mon poignet qui travaillait. J'étais obligé d'être plus précis. En libérant mon corps, je retrouve une forme de liberté. Mon dessin évolue vers la peinture, une plus grande épaisseur dans la texture. Je me sens sur une bonne voie, en faisant appel à la maturité et à la curiosité de mes lecteurs.


L'humanité
: Vous vous prononcez dans ce roman contre l'intégrisme religieux d'une manière forte, violente, puisque vous faites assassiner leurs leaders grâce au repérage électronique.


Enki Bilal
 : Avec cet épisode, je me projette vers un postulat pessimiste. Il s'agit de l'union organique dans un monothéisme global de tous les intégrismes. Taliban, Opus Dei, séides de l'abbé Cottard, intégristes juifs, sont regroupés dans une organisation mondiale, mafieuse, dont le but est de faire table rase de ce qu'ils estiment impie. Ils rêvent d'un régime obscurantiste, violent.

Eradiquer le mal absolu qu'ils représentent n'est pas extrémiste, mais une raison pour survivre.


L'humanité : Beaucoup d'éléments dans votre histoire relèvent de la psychanalyse: l'incontinence provoquée, la recherche du père, le travail sur les souvenirs enfouis dans les premières semaines de l'enfance. Bilal s'introspecte-t-il ?


Enki Bilal : J'ai voulu écarter tout élément scientifique dans l'histoire de la mémoire de Nike. J'essaie de donner au lecteur une lecture débarrassée de tout réalisme. L'écriture de ce scénario relève, en outre, de l'écriture automatique mais sans délires verbaux. Cette forme s'est transférée sur le dessin. Le casque rouge du médecin-généticien fait partie de ce transfert, par exemple.


L'humanité
 : Vous vous amusez aussi à recourir à des oxymores, en jumelant dans des expressions des mots en contradiction : orphelin heureux, gravement heureux, provoquer la paix. Vous faites aussi appel à des légendes, des réminiscences de l'enfance.


Enki Bilal : Aucune écriture n'est pure, et c'est ce qui fait son plaisir. Ces expressions dénotent aussi la jouissance que j'ai eu à réaliser 'le Sommeil du monstre'. J'ai voulu créer un livre grave, mais en l'allégeant par des pauses ludiques, tendres. Les scènes du 'thon' font partie de ces pauses. Lorsque Sacha offre à Amir ce poisson, cela nous ramène au quotidien, nous rassure, mais à la fin du roman, cette offrande inversée servira peut-être au couple à se retrouver, à ne pas mourir.

Je trouve marrant de voir que lorsqu'on écrit et dessine un livre, cela peut évoquer des souvenirs aux lecteurs que je n'avais pas voulus. Cet ascenseur qui monte dans le ciel t'évoque un conte où un haricot emmenait les gens vers un ogre dans un nuage. Pour moi, je me suis basé sur l'histoire réelle d'un savant russe qui avait envisagé, de l'Equateur, d'envoyer un ballon à la verticale de la Terre. Il avait calculé qu'il pouvait aller très haut. Moi, j'ai pris des libertés avec le savant. J'ai transformé ça en objet poétique.


L'humanité : Dans ce livre, d'autres images nous rappellent les horreurs que peuvent faire des hommes à d'autres hommes, et en particulier les camps d'extermination nazis. Les hommes et femmes qui se retrouvent nus devant ces intégristes ne sont pas sans les rappeler.


Enki Bilal : Dans une époque où existent des camps de purification ethniques (Serbes, Croates, mais aussi Tutsi, Hutu, etc.), je me suis senti en droit de dessiner ces scènes.

Quand tu revois Auschwitz, Ravensbrück, mais aussi Pol Pot, tu ne peux que rappeler les monstruosités que peut causer l'homme. Dans mes dessins, l'horreur, c'est la blancheur, la nudité des corps devant ces machines intégristes. Cela questionne sur notre avenir. Pourquoi gère-t-on si mal notre mémoire. Ce sont toujours des histoires de pouvoir, de profit. Ces scènes sont le coeur de l'album. Il est vrai que je ne me suis jamais posé la question de la souffrance de ceux qui lisent, qui regardent ces scènes. Je pense que pour moi, il y avait nécessité que je les dessine... Peut-être pour exorciser.


L'humanité : La Yougoslavie... Est-ce toujours une plaie que vous avez du mal à cicatriser?


Enki Bilal : C'est le sujet du livre : l'éclatement d'un pays et ses conséquences individuelles. Forcément, elle ne cicatrise pas. En ex-Yougoslavie, tout peut repartir très vite si les forces internationales partent. Ceux qui gouvernent sont des gens peu fiables. De plus, la jeunesse a quitté Sarajevo, Belgrade. C'est inquiétant. 'Le Sommeil du monstre' est un livre qui me soulage... un peu.


L'humanité : Peut-être un jour, Bilal nous racontera une histoire d'amour dans des lieux plus paradisiaques que ceux de ces albums... Même quitte à le répéter, Bilal a toujours une parcelle d'amour qui ne demande qu'à s'agrandir.


Enki Bilal : Je ne sais pas si je pourrai un jour dessiner cela. Mais la fin de mon histoire a des couleurs chaudes, se finit avec un couple en posture affective. Dans le deuxième tome, il y aura encore plus d'amour, qui est peut-être la dernière utopie universelle.

De toute manière, j'en ai besoin. Ce livre parle de l'éclatement d'un monde. Je voulais le traiter d'un côté humain, avec la naissance de mon héros en 1993. La dernière image se termine par cette phrase: 'Ça commence par un conte'... Généralement, les contes finissent bien.